(*) Les pauvres préfèrent la banlieue, Etienne LIEBIG, éditions Michalon, 2010
Sous ce titre provocateur, l'auteur Etienne Liebig, éducateur spécialisé en Seine Saint-Denis, décoche ce livre comme une flèche... qui transperce tous les poncifs sur le sujet sans épargner personne (même pas les psys !).
On y lit, dans un souffle continu, l'inventaire consternant des idées reçues sur la banlieue (idées répandues du bistrot à l'Elysée), des politiques ineptes (ou sadiques ?), des bonnes intentions toxiques et des plans de rénovation dévastateurs. La saine colère qui anime le propos n'enlève rien à la qualité d'un argumentaire acéré, qui remue tout autant les aspects sociologiques, urbanistiques, culturels, politiques, et même anthropologiques. Les quelques statistiques – officielles – qui ponctuent le texte rappellent que la violence existe ailleurs (même à la campagne, où l'on aime à se fiche sur la gueule après le bal du samedi soir), que le taux d'homicides en France reste un des plus bas du monde, que les phénomènes de gangs, rarissimes, ne sont pas le fait d'adolescents des cités. Que non, ni les imams salafistes, ni les cartels de la drogue, n'y font la loi. Que les jeunes issus des quartiers pauvres et désespérés ont de forts risques de rester pauvres et désespérés eux-mêmes.
Sa connaissance fine - et surtout, réelle - du milieu lui permet de tordre le cou avec pragmatisme aux théories universitaires parfois entachées d'un regard littéralement colonialiste et aux postures politiques dont l'inefficacité absolue à résoudre les problèmes finit par éveiller plus qu'un soupçon.
Il n'en reste pas moins que les pauvres préfèrent la banlieue ! D'ailleurs comme le rappelle Liebig, pauvreté et banlieue sont deux termes inséparables : parle-t-on de Versailles ou de Saint-Cyr au Mont d'Or quand on emploie le mot « banlieue » ?
Ces gens sont déjà supposés fainéants, drogués, délinquants, usurpateurs de la générosité publique (les fameux « assistés » que l'on conspue au Café du Commerce), aux mœurs douteuses (et forcément « tribales »), à la religion étrange (et forcément « fanatisés » !), dont chaque action est interprétée – dans les ministères et les salles de presse - comme une soumission à des préceptes collectifs, on ne leur prête même plus la faculté de faire des choix individuels, d'avoir un regard critique, chacun, sur leur situation. Pourquoi donc les pauvres se cramponnent-ils à ces zones laides exposées à dose maximale aux pires nuisances engendrées par nos sociétés (bruit, pollution, chômage, délinquance, toxicomanie, urbanisme anarchique, transports en commun anémiques, services publics sous-dotés, commerce local fragilisé ou détruit...) ?
Face à ce mur d'évidence, la question finit par se transformer, bien sûr : et si cette relégation obéissait finalement à une volonté politique ? Même lorsqu'elle est mue par des intentions bienveillantes, ce qui est loin d'être toujours le cas, même habillée des prétextes les plus crédibles (ou utilitaires, électoralistes, comme dans l'ancienne « ceinture rouge » francilienne), la création délibérée de frontières étanches entre ces deux mondes que sont les banlieues et... la France, l'autre, celle des centre-villes et des campagnes, apparaît brutale et insoutenable.
Il faudrait être bien aveugle pour nier la construction de cette barrière depuis cinquante ans entre la ville, globalement riche, élégante et permettant une certaine mixité sociale, et la banlieue où se concentrent, à l'exception de tout autre groupe social, les plus démunis, les plus paumés, les moins éduqués, les derniers arrivants culturellement déracinés. Leur accès à la ville se limite aux horaires de leur travail généralement pénible et sous-qualifié : et si c'était eux, la France qui se lève tôt ? L'auteur nous rappelle le rôle politique essentiel – à défaut d'un rôle électoral ! - que revêt cet infra-monde : bouc émissaire commode à toutes nos dérives, ennemi intérieur désigné responsable (c'est bien à cause des banlieues qu'il se vend de la drogue en France, non ?), monde oublié de tous et notamment des partis de gauche (trop pauvres pour être socialistes, trop ternes et trop « normaux » pour attirer l'attention des alterquelquechose) comme des syndicats (les chômeurs ne sont pas syndiqués, et les ados à casquette ne savent pas manifester proprement).
La conclusion de cet essai est aussi amère qu'inquiétante : en contribuant à éviter les pires explosions de désespoir, les travailleurs sociaux ne sont-ils pas finalement les auxiliaires involontaires d'une politique qui est suicidaire à l'échelle du pays et à moyen terme ? Comment un pays peut-il durablement se couper d'un morceau de lui-même sans risquer la déflagration ? Autrement dit : il est plus qu'urgent d'abattre ces frontières artificielles, sans cela on ne parviendra pas à recréer une citoyenneté qui rassemble, et permette à chacun de trouver sa place, comme nous le promet, et nous l'a longtemps assuré, le contrat républicain.
Bertrand GILOT