Dimanche calme, retour de … vers …, beau temps, route sèche, autoroute fréquentée mais sans plus, les lumières de l'automne soulignent les villages à flanc de colline qui n'en finissent plus de bucoler, des tas d'herbes coupées finissent de fumer dans les champs. A la fois pour tromper la monotonie et histoire de ne pas paraître trop perdu face à mes patients les plus technophiles, je me démène, sans – sans trop - perdre la route de vue, avec une pieuvre de câbles reliant tout un tas de boîtiers en plastique de mauvaise qualité, censés préserver les points de mon permis de conduire, me rassurer sur le fait que je ne suis pas sorti de l'autoroute involontairement, et enfin distraire mes oreilles en zappant de Moby à Corelli sans avoir à ouvrir des boîtiers cassants et malcommodes. Mais sans non plus pouvoir régler l'égaliseur correctement. Si l'ordinateur de bord (Hal ? Tu m'entends ?) a bien compris sa dernière mise à jour, et qu'il dit vrai, je devrais pouvoir arriver à la maison de justesse, mais sans devoir ravitailler en pétrole au prix luxueux imposés sur ce marché roulant mais captif. Bref, tout va bien.
Une voiture en panne sur le bas côté. Ah, non, deux. Tiens, sur l'asphalte des morceaux de verre, et des bouts de truc, et un pare-choc, eh merde ils ne sont pas en panne, ça a tapé. Une dame en jaune fluo. Je freine, fort, un type gesticule dans ma direction, ce serait le moment de s'arrêter. Là. Maintenant. D'abord parce que c'est la vie, c'est la loi, la République, tout ça : c'est impératif. Ensuite parce que, cerise sur le gâteau moisi des études de médecine, il m'est un devoir incontournable d'aller, en cas de besoin et séance tenante, repêcher le noyé du fleuve, sortir le bébé de la maison en flammes, réanimer le passager du train, imposer un déroutement au Boeing des vacances. Je sors prestement ce gilet fluo qui me va aussi mal que m'allait la blouse blanche... Rapide tour d'horizon, une AX pétée, la conductrice saigne au mollet mais rien de méchant. Elle est consciente, fripée, ridée, mais pas blette, et pas du genre à se frapper la poitrine en plaignant sa vieillesse assumée. Infirmière retraitée, ça me touche. Bon, elle a rétrogradée un peu trop (et sans raison...), bloqué son moteur en plein dans cette longue descente autoroutière, l'autre derrière n'a pas eu le temps de comprendre. Le percuteur, sexagénaire du genre qui ne sait plus où il a mis son gilet jaune, lui, est sous le choc, mais rien de plus. Sa passagère a pris l'airbag – cet ennemi mortel, si l'on peut dire, des transplantations d'organe - en plein thorax, mais rien d'inquiétant.
Ce doit être la quatrième ou cinquième fois que ça m'arrive. A chaque fois le même constat d'impuissance, quand on possède un savoir technique mais pas les moyens de le mettre en œuvre. La première fois, les pompiers sont arrivés au bout de 20 minutes, avec dans leur camion... rien. Si, des couvertures, et des bonnes intentions. J'avais été héroïque – déjà - en prenant la décision de bouger la victime contre l'avis des secouristes présents. Si. Il le faut. Oui je sais que. Mais là. Je le prends sur moi. Merde, je vous dis que ! Sans mon intervention courageuse la dame, survivante d'une éjection à cent cinquante à l'heure, se serait noyée. Dans une flaque d'eau. Parce que, comprenez, il ne FAUT PAS déplacer un blessé. Bref, ça c'était la première fois. Brutalement propulsé au cœur d'une tragédie qui n'était pas la mienne, une fois passée la demi-heure d'attente réglementaire, une fois que quatorze véhicules gyropharesques embolisent l'autoroute, une fois la survivante branchée, tuyautée, coquillée ? Ben, rien. Même pas pour la forme, un papier à remplir, je ne sais pas ? Non rien, je ressors à chaque fois de la tragédie qui ne concerne plus pour continuer ma route comme de rien, au propre comme au figuré.
Pour ce dimanche, le pire n'est pas là. Le pire est en toi, mon frère, ma sœur, mon semblable : bande de connards ! Car pendant vingt bonnes minutes, le temps que le premier véhicule de secours viennent signaler le pépin en gyropharisant l'amont du flot, une fois considéré qu'il n'y avait personne à qui dispenser des soins d'extrême urgence et afin de prévenir le sur-accident, comme on me l'a appris, j'ai agité à bout de bras un gilet orange fluo, debout sur la rambarde pour être plus visible. Il fait jour, il ne pleut pas, la visibilité est parfaite, la route est sèche, il y a 3 bagnoles arrêtées sur la bande d'arrêt d'urgence, des débris un peu partout. Un type (je...) agite un tissu orange. Que font les humains ? Ils passent. A fond. Dans les débris, que leurs pneus projettent vers nous comme autant de shrapnells indisciplinés. A un mètre cinquante des épaves immobiles. A fond. La tête dans le guidon. Il y aurait déjà des ambulances, peut-être ils ralentiraient dans l'espoir secret et maladif de voir des ventres ouverts, des flaques de sang, des bouts d'os. Mais là, il n'y a pas d'ambulances : on ne sait pas encore si c'est grave, alors on ne s'arrête pas. On ne ralentit même pas, mettant en danger tout ce qui reste d'humanité au bord de cette route.
Pire encore que cette indifférence dangereuse – peu s'en est fallu qu'un plus abruti que les autres n'aille pilonner une des voitures arrêtées – il y a la solitude du héros. C'est moi. Voir qu'il y a un problème - potentiellement grave, s'arrêter, demander s'il y a besoin de quelque chose. Rien de plus. Une plume. Un battement de cil. Une pièce de un centime. Rien. Mille voitures sont passées. Mille conducteurs, parmi eux sans doute il y avait des médecins, des vendeuses, des Adventistes du Septième jour, des karatékas, des investisseurs, des policiers, des instituteurs, des DRH, des maçons, des chômeurs, des champions de tennis, des gens qui votent pour le NPA, des femmes de, des fils de, des frères de. Des gens. La norme, statistiquement, puisqu'ils représentent une majorité. Je n'en revenais pas : je suis le seul à m'être arrêté, dans des conditions où le bon sens, le minimum d'humanité et même la loi pénale l'exigent de chacun !
Je ne tire de cet héroïsme autoroutier aucune gloriole, s'en faut, mais au contraire une vertigineuse déception. En matière de désillusion je crois avoir déjà descendu bien bas l'escalier romantique en haut duquel nous placent notre culture et notre éducation, et je peux affirmer que je n'attends, vraiment, pas grand chose du cannibale génocidaire qui habite mon espèce. Mais là... tout de même ! Est-on arrivé si bas dans le degré de conscience minimale de l'autre ? Ne pas porter secours à des accidentés, ne pas même s'informer, et pire, ne pas même préserver un tant soit peut leur sécurité – en ralentissant - une fois que l'on fait l'arbitrage odieux que tout cela risque de nous faire rater le coup de fil de belle-maman et le début du film sur la Deux. On peut arguer que certains ont peur, de ne pas savoir, de ne pas savoir faire face. En l'occurrence, il fallait téléphoner aux secours. Même si l'on craint la vue du sang on sait faire. On peut arguer de la somnolence qu'induisent le rythme autoroutier et les mille assistances des bagnoles modernes qui isolent le conducteur de la réalité, le parasitage incessant de l'attention par les GPS, téléphones élégants et autres gadgets débiles. Mais cela diminue-t-il la responsabilité ? Tout a été déjà écrit sur le comportement à la fois assiégé et agressif qui distingue le conducteur automobile du piéton. Mais là... On ne vas pas excuser tous ces cons dont, chacun, a failli porter cet après-midi la responsabilité d'un vrai drame.
Je repars, plutôt soulagé d'être encore vivant, mais amer. Dix kilomètres plus loin, autre accident. Une fille qui a dû faire un faux mouvement a glissé ses deux roues droites dans la boue sur le bas-côté. Rien de cassé, même pas la voiture. Là, deux camions orange bardés de clignotants multicolores signalent l'accident 500 mètres plus tôt. Tout le monde freine, regarde, s'inquiète. Tout le monde est civique, attentif, prudent pour les autres. Les mêmes qui ont frôlé, à fond, les ambulances arrêtées, quelques minutes plus tôt.
Il n'est de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Quelles que soient les évidences. Une voiture cassée, des gens en gilet fluo qui gesticulent... Je peux parfaitement réussir à ne pas voir. Un camion officiel qui affiche « accident ! » : je le crois instantanément. Vu à la télé. Si les autres le disent, si une autorité le clame, alors là j'adapte mon comportement. Comme dans les expériences de Stanley Milgram. Si mes yeux l'ont vu, si mon cœur l'a senti, si mon cerveau l'a compris... Et bien ? Et bien ça dépend. Trop souvent ça ne suffit pas. On ne se positionne pas en tant que sujet, on ne juge pas, on ne choisit pas, on ne décide pas. On ne freine pas... On n'agit pas en tant qu'homme. Le titre provocateur de l'article faisait allusion à l'une des pires abjections de l'histoire, ce n'est pas pour rien. Je vous laisse faire les liens vous-mêmes : vous êtes sujet, vous êtes humain, vous êtes debout, ou bien ?
BG