16 mai 2009
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Oui je sais mon titre racole un peu, mais l’heure est grave : j’ai failli m’étrangler en tombant sur cette dépêche (brièvement reprise notamment par Le Monde et trop peu commentée) qui témoigne en surface, des reflets que notre sondocratie aime à scruter dans son miroir médiatique, et en profondeur d’un malaise certainement plus grave qu’il n’en a l’air : 51 % des Français, dame ça fait du monde, « ont une image négative des jeunes ». Au hasard, j’aurais plutôt dit 53 % mais on n’est pas là pour parler de politique. On nous dit ainsi que 70 % des sondés trouvent les jeunes « individualistes », par exemple. La méthodologie du sondage de l'AFEV prête un peu à critique (sondage sur un échantillon réputé représentatif, mais via internet) mais il n’empêche, le choc est là.
Je suis glacé de voir ici la confirmation d’une tendance que je craignais, mais que je persistais à voir comme un pur produit de mon mauvais esprit. Je me disais que ce ne devait pas être si grave que ça, mais c’est pourtant la réalité : ils n’ont rien compris. Ils (et elles bien sûr), ce sont ceux qui ont arrêté d’être jeunes, il est bien difficile d’en fixer la limite précise évidemment mais à la louche, disons, ceux qui sont nés avant le début des années soixante. Il faut que je fasse attention moi-même, mon assureur m’a récemment confirmé par ses tarifs qu’il me trouvait moins jeune qu’avant (moins cher pour la moto, plus cher pour la mutuelle…), et puis aussi je commence à trouver que les ados s’habillent bizarrement (signe indubitable de mon appartenance à l’âge adulte), mais jamais je ne m’aventurerais à lancer un jugement aussi détestablement péremptoire sur « les jeunes ».
On peut les défendre, on va trouver des tas d’exemples qui démontreraient que non, les jeunes ne sont pas plus individualistes que dans ce supposé paradis perdu des décennies précédentes, on va parler des associations, des engagements humanitaires (si fréquents chez les quinquagénaires, c’est bien connu…), des projets artistiques collectifs, de l’utilisation parfois maladroite mais souvent riche malgré tout des réseaux modernes de communication. Mais ils sont assez grands pour le faire eux-mêmes, alors par pure provocation je ne citerai que les rave party, ces rassemblements extrêmement massifs sur lesquels on a tout raconté, tout stigmatisé, tout critiqué, sauf à mon sens le plus important : pour exister ces événements nécessitent un très fort réseau de liens, une organisation, une cohérence, une direction, une adhésion collective mais libre à la fois, et il s’y déroule bien moins de drames, quoi qu’on en dise et malgré des consommations toxiques impressionnantes, que dans la moindre soirée de football de première division (sans même parler de la violence, du racisme et autres glorieuses valeurs véhiculées par ce type de « sport »…), ce qui témoigne sans doute d’une grande capacité de respect mutuel et, osons le mot, d’une certaine maturité même au cœur de l’excès.
Mais on peut surtout, ils le méritent gaillardement après lecture de ce sondage, attaquer les autres, les « vieux », enfin du moins ces consternants 51 %. Qui sont-ils pour se poser ainsi en donneurs de leçons omniprésents, omnicompétents, omnimoralisateurs ? Qui sont-ils pour juger des problématiques d’aujourd’hui à travers des filtres aussi démodés ? Quand on a vécu, alimenté, habité (et donc cautionné), une société pétrie de clivages aussi violents que résistants/collabos, FLN/OAS, pro/anti-avortement, pro/anti-peine de mort, quand on a attendu 1948 pour donner le droit de vote aux femmes (et 1997 pour juger Papon, ou 1986 pour dissoudre le peloton voltigeur motorisé…), comment peut-on porter un avis aussi hautain sur une jeunesse qui s’encombre si peu de savoir de quel village, de quelle religion ou quel milieu social viennent ses voisins de banc à la fac ? Et puis la guerre froide qui a alimenté les peurs du temps de leur âge d’or vaut-elle plus, ou bien vaut-elle moins, que les infinies réverbérations du 11 Septembre qui bercent la jeunesse française d’aujourd’hui ? Et
quand on a contribué à saloper la Terre à qui mieux-mieux (écologiquement, socialement, avant ou après la colonisation…), de quel droit méprise-t-on une génération montante qui semble enfin (un peu) plus consciente de ses actes ? Quand on a fêté la construction des barres HLM à perte de vue (« ah oui mais il y avait des salles de bain, au moins… ») et les autoroutes intra-urbaines, quand on a applaudi la déshumanisation des centres-villes au profit de monstrueuses zones commerciales asphaltées « parce que c’est plus pratique pour se garer », quand on a considéré que 700 m2 de planète par personne c’est un droit imprescriptible, et que le bon voisin est un voisin dont ne sent pas l’odeur du barbecue, quel regard ose-t-on poser sur une génération montante réduite à stagner et qui – la faute à la médecine – doit parfois attendre d’avoir 65 ans pour hériter de ses premiers euros d’aide à l’installation ? Ah, on peut bien leur jeter du syndrome de Tanguy à la gueule ! Ah ouais tiens, ils restent chez papa-maman à 28 ans, bizarre non ? Salauds de jeunes ! profiteurs ! En plus ils s’abritent encore sous la mutuelle à Papa, faudrait pas abuser ? Mais il faut vraiment avoir de la fange dans les yeux pour ne pas être au courant qu’aujourd’hui, un jeune diplômé commence sa vie active par des stages infinis et plus ou moins bénévoles, des périodes d’inactivité subie, des contrats précaires, tandis qu’un jeune non diplômé connaîtra le même parcours, grosso modo, mais au black. Comment font-ils pour ignorer que le temps est terminé où il suffisait de vouloir pour avoir du travail, de travailler pour réussir, et d’être un peu plus malin que les autres pour s’enrichir ? Et pour ne pas savoir qu’aujourd’hui habiter coûte trop (qui accède à la propriété sans héritage ni soutien familial, dans les grandes villes ?), manger coûte énormément, s’habiller devient vertigineux – sans même compter avec la multiplication étourdissante des tentations mercantiles ? C’est vrai à la fin, c’est pas parce qu’on gagne 900 € par mois avec un loyer de 500, qu’on ne peut pas se payer des lunettes et une couronne dentaire tous les deux ans, non ? Ce genre de raisonnement totalement à côté de la plaque me fait penser à ces piliers de bistrot (ou de repas familial…) qui beuglent entre deux verres de Sauvignon (ou de Médoc, c’est selon) que les types qui sont en prison « ne devraient pas se plaindre, ils ont la télé tout de même ».
Et c’est pareil pour la vie privée : ceux qui ont connu au choix, la Stabilité Eternelle du Couple Garantie par la Religion, ou bien les grands dérapages libertino-déglingués post-Woodstock se rejoignent pour oser, sans honte aucune, émettre des avis définitifs sur les turpitudes amoureuses d’une génération à qui l’on enseigne dès avant la puberté que aimer peut tuer, d’une manière bien plus menaçante que ce que tous les syphilitiques du troisième Empire n’ont jamais ressenti. Bref, la rhétorique de cette fraction du pays est toujours la même : nous on a fumé tout ce qu’on a su, et au-dessus de votre berceau encore et dans les couloirs de la maternité, mais vous c’est terminé, ça donne le cancer et puis c’est nous qui paye. Nous on a roulé bourrés durant toutes nos études, mais vous attention y a Sam qui veille, pas de blagues. Pareil pour la vitesse, et pour toutes les griseries dont on prétend spolier les nouveaux locataires du monde. La griserie, voilà la drogue magnifique dont ils se sont goinfrés et qu’ils veulent interdire aux autres.
Et je ne parle pas de la rengaine rancie du rutabaga et de la chicorée,– je mélange un peu, mais pas tant que ça, vous allez voir – privations mythiques autant qu’éphémères qui viennent légitimer cinquante ans de consumérisme débile et autosatisfait, de la yaourtière électrique à usage unique jusqu’aux vacances aux Seychelles CO2 inclusive (rarement choisies par les moins de 25 ans - sans doute trop occupés par leur « individualisme »). Allez, je vous échange votre baril de topinambours contre ma baguette surgelée au blé OGM cuite à l’électricité nucléaire et je vous file en bonus mon shampooing aux paraben, tope-la ? Ils n’ont rien compris, ils ne comprennent rien, c’est désespérant. Ils ne comprennent même pas leur ridicule quand dans la même phrase ils accusent les Chinois de « déstabiliser notre économie» et vous vantent ce T-Shirt acheté cinq euros à l’hyper du coin, ou ce tournevis électrique payé 3 euros avec les embouts adaptables et une batterie de rechange. A désespérer. Ils ne comprennent pas mieux l’indécence qu’il y a à fustiger le moindre indice de ferveur religieuse chez les Musulmans, forcément fanatiques ils l’ont dit à la télé, alors qu’eux-mêmes ont déserté sans se retourner les églises où ils furent baptisés, sans même la pudeur de réaliser qu’ils ont jeté le bébé de la spiritualité avec l’eau du bain d’un rituel dogmatique. Oui la pudeur, c’est ça, il leur manque la pudeur.
Je pourrais continuer encore longtemps comme ça, en déclinant mille aspect de la vie de notre société et mille hypothèses psychosociomachin, mais ça me fait des aigreurs à l’estomac, et puis je sais au fond que c’est pas bien, et que la stigmatisation d’une catégorie n’est que rarement porteuse d’espoir. J’ai parfaitement conscience que ce portrait au vitriol d’une paire de générations est excessif. Malheureusement il n’est excessif que sur un point : on ne trouve pas l’ensemble de ces travers chez tous le monde… mais ils sont largement répandus quand même. On en trouve des bouts, des grumeaux, des parcelles chez de nombreux concitoyens démasqués par leurs ridules, de tous bords politiques, de toutes conditions, de toutes origines, qui semblent décidément avoir loupé une marche entre deux époques.
Tout cela ne serait qu’anecdotique si cette tranche de la population n’occupait pas, actuellement, la quasi-totalité des postes de pouvoir, de direction, d’administration, de pilotage du pays, qu’il s’agisse des cadres et dirigeants des grandes entreprises, des administrations publiques, des hôpitaux, des élus de la République, etc. Ce sont eux qui évaluent, décident, tranchent, recrutent, forment, nomment… toujours sur des critères définitivement périmés, et avec une large part d’autocongratulation, et avec une belle imperméabilité à toute remise en cause. Qui confondent audace et autoritarisme, expérience et mauvaises habitudes, élan créatif et bricolage besogneux. Eux qui rêvent d’un circuit de Formule 1 dans une zone dédiée à l’agriculture biologique. Eux qui se félicitent du nombre d’Africains expulsés à coups de pieds dans le ventre. Eux qui thésaurisent et finissent par tout figer au lieu de transmettre et partager, comme si le jeune était forcément un rival plutôt qu’un successeur légitime - un peu comme ces mères déclinantes qui se déguisent dans les fringues de leur fille adolescente : l’argent bien sûr ne circule plus, mais non plus les responsabilités, les déroulés de carrière, les horizons. (*)
Le titre de l’article était accusateur et un rien brutal, la conclusion se doit d’être plus ouverte. Quoique. Ces 51 % que j’ai apostrophés doivent finir par réaliser qu’à moins de fortifier et armer en vue de lourds combats leurs futures maisons de retraite, il va bien falloir composer, et cela sans attendre d’être sauvés par le gong de l’Alzheimer. Il va bien falloir lâcher du lest. Des sous, des libertés, des postes… et, surtout, rêvons un peu, un dialogue authentique et respectueux, délié de l’insupportable condescendance moralisatrice si souvent observée dans les rapports entre générations actuellement, en particulier dans le monde professionnel. Car le malaise est intense, il traduit une souffrance, des peurs, des attentes inassouvies. Probablement des deux côtés de la ligne me direz-vous, mais comment nier que le premier arrivé a toujours une part plus grande de responsabilité ? Si la fissure s’aggrave il y aura fracture, et elle fera mal : chacun le sent, je crois. Une guerre civile intergénérationnelle ferait assez mauvais genre dans les futurs manuels d’histoire. Mais si les yeux s’ouvrent enfin, si les oreilles se débouchent, si l’expérience est enfin transmise – avec sincérité - si la tentation hallucinée d’étouffer sa propre progéniture est enfin écartée, alors il y a peut-être moyen de faire quelque chose d’intéressant : ensemble.
Chiche ?
(*) à part : si un jour j’ai le temps je vous parlerai aussi de la Caisse de retraite des Médecins de France (CARMF) dont les rédactionnels sont pétris de valeurs et de menaces qui ne sont plus les nôtres : à les lire on se se croirait en pattes d’eph devant un papier peint à fleurs oranges, les chars Russes à nos frontières, éructant qu’il est urgent faire payer les jeunes installés pour les vieux qui n’ont pas cotisé… mais c’est une autre histoire.