Le ministre l’a décidé : la France ne commémorera pas en 2011 l’écrivain Louis-Ferdinand Céline, artiste reconnu, respecté pour son œuvre mais coupable d’écrits et de prises de positions violemment antisémites. Le ministre, c’est Frédéric Mitterand, celui qui a critiqué une décision judiciaire prise dans une démocratie amie, pour soutenir le cinéaste Roman Polanski convaincu d’avoir drogué et abusé une fille de 12 ans.
L’Histoire oubliera Frédéric Mitterrand. Mais on ne peut pas empêcher la question de fond de lui exploser à la figure, et à la nôtre par la même occasion. Peut-on, doit-on classer les fautes, les perversions, les mauvais traitements, et les répartir sur une échelle de valeur ? L’éthique – autant personnelle que sociale ou même religieuse – peut-elle se réduire à un système bonus/malus, chaque type de transgression étant affecté à un coefficient de malignité, et chaque acte brillant ou bienveillant participant à rétablir un « équilibre » ? Après tout, c’est dans l’air du temps, les industries qui salopent le plus notre planète « compensent » en achetant des « crédits CO2 », alors pourquoi ne pas appliquer ce principe à la morale publique ? Les productions artistiques sont-elles à disposer sur la même échelle ? Autrement dit : un « bon » livre ou un « bon » film a-t-il le pouvoir d’absoudre les actes répréhensibles commis ailleurs par leur auteur ? Et alors dans ce cas, allons-y franchement : qu’est-ce qui est « plus mal », violer une gamine ou bien diffuser des textes agressifs ?
Le psy répondra qu’il y a du clivage dans l’air. Autrement dit, l’incapacité à – ou le refus de - construire une perception unifiée de la personne et de la situation, l’incapacité à se fabriquer une représentation mentale synthétique et cohérente de « ce qui va » et « ce qui ne va pas ». Exemple – couramment rencontré en pratique médicale - les femmes qui subissent la violence d’un mari cogneur, mais assurent qu’il « est tellement gentil quand il ne frappe pas ». Comme s’il s’agissait de deux personnes différentes. La justice ne s’y trompe pas, elle, et condamnera l’agresseur quelle que soit la douceur de son attitude en dehors des moments de violence ! « Une goutte d’encre dans le lait suffit à le faire changer de couleur »…
Autre exemple (qui me vaudra un point Goodwin sans effort), on sait, c’est une certitude historique, qu’Adolf Hitler était un homme charmant avec sa secrétaire, se prêtant à jouer avec les enfants, aimant caresser son chien paisiblement… Mais ce n’est pas ce que nous retenons de lui ! L’énormité de ses crimes nous contraint à le considérer sous cet angle, et personne ne prétendrait que certains traits agréables de son caractère puissent « compenser » sa cruauté manifeste.
Alors qu’est-ce qu’on fait ? On efface l’œuvre derrière l’artiste, on brûle et on oublie les créations d’auteurs criminels ? Ou bien l’inverse ? On oublie l’homme, ses contradictions, ses dérapages, pour se prosterner devant son œuvre ? Chacun jugera et gagnera à se positionner, mais quoi qu’il en soit, il faut sans doute une règle, un cadre, une dynamique, ou même : une ligne de conduite, un terme tellement démodé… Encore mieux : des principes ! On peut s’y tenir, rester fidèle, au moins à soi-même ! On crève de manquer de principes. Les religions agonisent, les idéologies sont en cendres, l’éthique minimale est bafouée au quotidien par la plupart des gens disposant de pouvoir (cf. les agences de notation) ou de possibilité de contrôle (cf. la triste affaire de l’Affssaps avec le Médiator…). Le pilotage politique à vue qui s’exerce depuis quelques années dans notre civilisation malade, sondant l’opinion avant chaque décision, emballant chaque loi dans une campagne publicitaire. Au plus haut niveau la conduite de l'Etat ressemble à celle d'un caddie dans le supermarché blafard que devient notre société.
Toute cette déstructuration morale aboutit aujourd’hui à ce navrant paradoxe : un ministre de la Culture qui défend le cinéaste pédophile et escamote l’écrivain antisémite. La même semaine, la ministre de l’Intérieur proposait l’aide de la police française au maintien de la dictature tunisienne… Quand je parlais de principes, je ne parlais pas de choses très compliquées…
BG