17 février 2010
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Hier soir quand j'ai quitté mon bureau, il était accroupi à côté de son sac de couchage, le jean pas encore trop sale, différent des clochards standardisés du quartier. Le regard perdu loin, le front plissé par des soucis vertigineusement inaccessibles, le visage marqué de traces fines (griffures ?), il dodelinait de la tête très rapidement, s'interrompant toutes les dix ou douze oscillations horizontales pour placer quatre hochements du menton accompagnés de bruyants "pff - pff". On appelle ça des stéréotypies et c'est un symptôme évocateur de psychose grave, parvenue à un stade "déficitaire" comme on dit (*) ... typique en tous cas d'une schizophrénie non soignée, d'un état très "régressé" comme on dit entre nous. Le genre de trucs qui peut s'améliorer spectaculairement sous traitement (neuroleptiques) et avec un accompagnement cadrant et bienveillant. Mais là il est accroupi, il est sous la pluie, il fait nuit, il fait 2°, il est devant un distributeur Banque Populaire, en plein centre de la grosse ville molle.
Que faire ? L'aborder seul et sans rien avoir à lui proposer de concret, de rassurant et d'immédiat n'aurait pu que renforcer sa perplexité, son hostilité peut-être, dans le pire des cas provoquer une réaction inappropriée. Hors de toute institution, lui dire que je suis psychiatre sans rien savoir de son passé (et de son vécu éventuel des soins) n'est pas forcément la meilleure idée.
- Appeler le samu ou les pompiers ? Il ne demande rien, il bat du coeur, il ne saigne pas : ça ne les intéressera pas, passerais-je une heure à vendre la qualité des soins hospitaliers psychiatriques au médecin régulateur. "Si tu crois qu'on va envoyer un hélicoptère à chaque fois qu'un type a l'air bizarre dans la rue...". Même pas la peine d'y penser, et puis je ne suis de garde de rien, légitime de rien, passons. A supposer qu'ils viennent, la probabilité reste nulle qu'il monte dans la camionnette et attende sagement aux Urgences que le psy de garde le reçoive (et trouve une solution...).
- La police ? Il ne trouble que son ordre privé. Et avec une probablité non nulle que le dialogue tourne mal et qu'il finisse en garde à vue pour outrage... bof, pas très thérapeutique. Au moins il serait au chaud ? Avec une énorme dose de chance il pourrait être amené à l'infirmerie psychiatrique de la préfecture de police et orienté vers un lieu de soin... Mais la chance et lui, ça n'a pas l'air d'être ça.
- Téléphoner au secteur psychiatrique (l'hôpital psy responsable de ce quartier) ? D'une part ils n'ont aucun moyen de se déplacer pour rencontrer mon stéréotypiste hors de leurs murs. D'autre part ils seraient sûrement très heureux d'avoir un psychotique S.D.F. de plus à réinsérer sans famille ni soutien... On me conseillerait de lui donner le numéro de téléphone du CMP, pour qu'il prenne rendez-vous dans deux mois. Euh... merci au revoir.
- Théoriquement on peut/doit informer la DRASS... hahaha cette bonne blague, appeler la DRASS à 20 h 30 pour signaler qu'il y a quelque part dans Paris un malade mental en rupture de soin. Mouais. Leur écrire à la rigueur, pour qu'ils envoient une enquête sociale, enfin quelque chose, mais dans six mois. Il fera moins froid, dans six mois, ceci dit...
- Ou le 115 alors ? Mon expérience (vu des Urgences de l'hosto) c'est que 1) ça ne répond pas, le 115, quand il fait froid, toutes les lignes de mon correspondant sont occupés et 2) quand ça finit par répondre au bout de 2 heures de harcèlement, ils ne peuvent pas venir, il faut que le patient se déplace, comprenne et accepte le règlement, ne soit pas excessivement fou..., bref oui mais non.
Je suis donc rentré chez moi d'un pas lourd de résignation.
Ce midi je l'ai de nouveau croisé, marchant droit devant lui, s'arrêtant brusquement, changeant de direction, à l'écoute d'ordres intérieurs dictés par sa volonté folle, comme une radio déréglée qui capte des messages aussi incohérents qu'impératifs. Le sac de couchage dans une main, l'autre dans la poche. Bon il n'est pas mort de froid cette nuit par ma faute c'est déjà ça de pris pour ma culpabilité (heu, la météo annonce un redoux...). Mais quelle tristesse au fond, quel dommage de ne rien pouvoir faire, concrètement, face un malade en rupture de tout, mais qui serait sans aucun doute accessible à quelque chose de thérapeutique... D'où vient-il ? Est-il parti d'un hôpital ? Est-il en voyage pathologique, venu du fin fond du pays, ou d'ailleurs, pour rencontrer une personnalité ou annoncer la fin des temps ? Des gens le cherchent-ils ? A-t-il manqué un rendez-vous avec son psychiatre, puis refusé de répondre aux infirmières du secteur qui essayaient de le recontacter, et ainsi de suite, comme on le déplore si souvent quand les liens se distendent et qu'une prise en charge fait peu à peu naufrage ? Quel avenir pour ce trentenaire en perdition si ce n'est une mort rapide et anonyme, comme ces oiseaux que les balayeurs enlèvent du trottoir au petit matin... A moins qu'un passage à l'acte ne rappelle dans la douleur l'existence de cet homme à la société ? On n'a pas les outils aujourd'hui pour répondre à cela, on n'a pas de filet pour rattraper ces trapézistes de l'impossible.
Dr Bertrand GILOT
(*) le libéralisme a-t-il même contaminé la sémiologie médicale ?
PS : le titre de l'article est bien évidemment emprunté à l'excellent film "Enfermé dehors" du non moins excellent Albert Dupontel